Nydia González

La pédagogie en tant que science éducative réfléchie, historique, sociale et politique n’est apparue qu’au cours de l’histoire. Après une courte rétrospective de son évolution depuis la Renaissance, cet article s’intéresse plus particulièrement à l’éducation populaire, pédagogie développée par Paulo Freire à l’aide de laquelle les personnes défavorisées analysent les conditions de leur oppression, prennent l’initiative de l’action et se libèrent. Les pensées fondamentales de Freire doivent être réadaptées aux situations nouvelles et étayées sur le plan théorique, mais sont toujours valables.

Éducation populaire et pédagogie

Entrée en matière

Aborder ce sujet nous amène à reconnaître l’existence du phénomène éducatif depuis l’apparition sur Terre du genre humain. Avec lui est née la nécessité d’apprendre et l’acte d’enseigner, c’est-à-dire l’éducation. Au fil du temps et de la pratique, de grands maîtres et des enseignements majeurs sont apparus, mais il a fallu attendre des millénaires pour que naisse la réflexion sur cette pratique éducative. C’est en essayant de guider cette dernière, de la mettre en lumière et de l’aider à combler ses lacunes que s’est formée la théorie générale de l’art d’éduquer, à savoir la Pédagogie. (voir la définition du maître dominicain Eugenio María de Hostos). 1

Comme phénomène social, ces actions et réflexions éducatives sont condition nées par d’autres composantes historiques, sociologiques et politiques. C’est pourquoi chaque époque a apposé sa marque sur la pédagogie: le dogmatisme religieux sur la scholastique; l’époque moderne a engendré le rationalisme et l’éducation nouvelle; et le capitalisme asservissant a rendu possible la technologie éducative et l’enseignement programmé. Il est évident que l’école n’est pas restée la même au fil des siècles, car l’art d’enseigner a varié au gré des découvertes scientifiques et des groupes d’intérêt qui ont défendu l’école en tant qu’institution idéologique au service de l’État.

Parallèlement, à chaque époque, on a vu naître les idées qui remettent en question ou réfutent ces théories. Ainsi, à chaque école sa contre-école. Il convient cependant de préciser que ces orientations pédagogiques n’apparaissent pas toutes faites, mais prennent forme et évoluent dans la pratique éducative. Ces approches ne réfutent pas non plus ni ne rejettent en bloc les thèses des approches antérieures. Au contraire: elles leur empruntent les éléments qu’elles jugent positifs et font des suggestions pour en modifier d’autres. C’est pourquoi, à côté des apports nouveaux, on trouve des traits communs à ces différents courants, tant et si bien qu’aucune orientation pédagogique ne se présente sous sa forme pure ou classique.

C’est pourquoi les auteurs reconnaissent des influences multiples et des appartenances à diverses tendances, comme celles évoquées par Paulo Freire, 2 tandis qu’il donne le conseil suivant:

«Réfléchissons un peu à cette question des influences, dont on a parfois une mauvaise compréhension, très mécaniste. On pense que l’influence exercée par l’un sur l’autre implique que celui qui est influencé copie celui qui l’influence. Mais il n’en est pas ainsi. Il y a influence seulement lorsque celui qui est influencé a la prédisposition à être influencé et quand il recrée ce qui l’a influencé. En dehors de ce cadre, il n’y a pas influence, il y a médiocrité. C’est pourquoi je crois qu’accepter les influences et les vivre, les assumer, est une des tâches incombant à un intellectuel digne de ce nom.»

Un point rapide des courants recensés par l’histoire de la pédagogie peut com pléter le tableau complexe qui se fait jour quand on détermine les relations qu’ils entretiennent entre eux ainsi que leurs apports, surtout à l’époque contemporaine où le développement exponentiel de nouvelles sciences se répercute sur la pédagogie avec de nouvelles conceptions, raisons ou technologies et où l’essor de la critique génère des alternatives multiples.

En favorisant le développement des sciences, la Renaissance a permis à la pédagogie d’atteindre le corpus théorique nécessaire pour jouir du statut de discipline à part entière et pour s’affirmer comme courant pédagogique traditionnel dont l’influence se fait sentir jusqu’à nos jours à différents égards: principes, structure du processus enseignant, de discipline; rôle de présentateur actif du maître et de récepteur répétant de l’élève; nature formelle de l’enseignement, fondamentalement grammaticale et littéraire. La Grande didactique de Comenius renferme des savoirs majeurs qui n’ont rien perdu de leur validité. Depuis plus de cinq siècles, on reproduit un modèle et on donne de l’école l’image d’une institution dont l’État se sert pour propager son idéologie et servir ses propres intérêts. C’est pourquoi il n’y a rien d’étonnant à ce que le maître éprouve de grandes difficultés à effacer ou désapprendre des éléments qui lui ont été présentés comme faisant partie intégrante de l’école et de l’enseignement. En effet, bien que nous puissions de nos jours les rejeter en tant que conceptions ou pratiques entravant la liberté et la créativité de ce processus, nous les reproduisons souvent dans nos pratiques, comme preuve de notre incohérence.

À la fin du XX e siècle, un nouveau courant s’est fait jour: la pédagogie nouvelle, qui dans sa critique de la pédagogie traditionnelle, réclame la flexibilité du système éducatif, le rôle actif de l’étudiant à partir de travaux auxquels il porte de l’intérêt, l’organisation des contenus de manière globalisée, bref une école mise en contexte. La pédagogie de John Dewey, par exemple, est considérée comme génétique, fonctionnelle et à valeur sociale.

Des représentants majeurs de ce courant, notamment María Montessori, Decroly et Cousinet, nous ont légué un nouveau rapport entre la théorie et la pratique, placé sous la devise suivante: «apprendre par la pratique».

Au début du XX e siècle, sous couvert d’une révolution sociale, le jeune pédagogue russe Vigotsky a élaboré une approche historico-culturelle qui critique la transmission des savoirs, la détermination biologique de l’individu, la rigidité des programmes et dont l’apport est une méthode psychologique reposant sur le travail dans la zone proximale de développement: l’écart compris entre le niveau réel (capacité à résoudre un problème par soi-même) et le niveau de développement potentiel (capacité à résoudre un problème avec l’aide d’autres personnes).

Au milieu du siècle, l’essor des sciences technologiques a renforcé le courant de la Technologie éducative, une technologie de l’instruction qui, avec l’aide des technologies de l’information et de la communication (TIC), conçoit l’enseignement programmé comme un apprentissage empirique, avec des objectifs comportementaux et un contenu organisé selon une structure logique en une série d’unités. Le rôle du professeur se limite à l’élaboration du programme. L’élève s’autoprogramme et reçoit un enseignement personnalisé en adéquation avec son rythme d’assimilation.

Au cours de la seconde moitié du XX e siècle, si l’on considère la somme des savoirs théoriques accumulés et la floraison de mouvements révolutionnaires en Amérique latine, il est tout à fait compréhensible que les critiques envers les approches traditionnelles et technologiques aient proliféré et que de nouvelles voies se soient ouvertes à l’acte éducatif, étayées de solides argumentations psychologiques, gnoséologiques, philosophiques ou sociologiques, dont certaines se recouvrent partiellement.

Parmi ces nouvelles voies, citons la pédagogie autogestionnaire, la pédagogie non-directive, la théorie du développement cognitif, 3 le constructivisme, 4 la théorie de l’apprentissage significatif, 5 l’apprentissage par problèmes (APP), la rechercheaction appliquée à la pédagogie, la pédagogie critique et la pédagogie de la libération. 6

 

Ainsi est née, en des temps de rébellion, comme l’ont été les années 1960, et entre les mains d’un maître créatif et révolutionnaire, comme l’a été Paulo Freire, une pédagogie en prise sur la situation des opprimés, une alternative pédagogique visant à la libération, qui s’oppose tant à l’autoritarisme arrogant qu’au sponta néisme irresponsable et qui, au sein de la pédagogie critique, s’est donné le nom d’éducation populaire.

Éducation populaire: quoi et pour quoi

Non sans quelques difficultés, l’éducation populaire (EP) se développe et se définit dans la pratique de plus en plus comme:

  • Une pédagogie de l’opprimé visant à la prise de conscience non seulement du monde dans lequel nous vivons, mais aussi de celui que nous souhaitons;
  • Une contre-proposition méthodologique à la pédagogie bancaire, dépositaire du savoir, en cela que l’EP favorise la participation de l’étudiant à la construction du savoir à partir de la pratique;
  • Une alternative communicative d’intégration et de dialogue et une proposition viable susceptible de nourrir l’espoir et l’engagement éthique qui donnent vie à l’action libératrice.

Parmi les multiples dimensions de l’éducation populaire, j’en ai retenu trois, pour en présenter les traits caractéristiques de manière synthétique:

Dimension politique

L’essence de l’EP est politique, car celle-ci s’entend comme une pédagogie conçue avec les opprimés pour leur conscientisation critique. En effet «Qui peut bien être mieux préparé que les opprimés pour comprendre la signification terrible d’une société qui opprime?» 7

Elle va plus loin que la dimension contemplative de la critique en posant la nécessité pour les opprimés d’envisager la transformation révolutionnaire de leur réalité, car «Qui plus qu’eux peut comprendre la nécessité de la libération?»

Cependant, l’EP n’est pas politique seulement par ses fins libertaires et par le rôle principal dévolu aux opprimés, elle l’est aussi par son objet d’étude ainsi que par sa méthodologie dialectique et créative:

«Une pédagogie qui fasse de l’oppression et de ses causes l’objet de réflexion des opprimés, dont il résultera l’engagement nécessaire à sa lutte pour la libération, dans laquelle cette pédagogie se fera et se refera.»

Elle ne manque pas de nous mettre en garde contre «l’adhésion à l’oppresseur» 8 quand, en définissant l’homme nouveau comme surgissant de la contradiction entre oppresseurs et opprimés, elle énonce: «ni oppresseur ni opprimé, mais un homme artisan de sa libération». Il y a là une dialectique extraordinaire dans cette idée d’humanisme éthique qui juge le processus de lutte indispensable pour acquérir la conscience critique de l’oppression.

Quand Freire réfléchit sur la pratique de cette recherche, il parfait sa critique envers l’activisme et le verbalisme et, ayant une perception marxiste de plus en plus aiguë, il définit la pratique comme «réflexion et action des hommes sur le monde pour le transformer.»

Il étend son traitement critique à des sujets politiques et éthiques, à savoir la violence, la culture de la domination, la déshumanisation et la peur, le rôle des institutions et la bureaucratie, ainsi que la propagande libératrice, et il esquisse le but ultime de la lutte en ces termes: «une lutte dont la raison d’être n’est pas seule ment de devenir libre pour manger, mais de devenir libre pour créer et construire, pour admirer et s’aventurer.»

Dimension pédagogique

L’approche de l’EP réfute les conceptions de la pédagogie traditionnelle que Freire qualifie de bancaire, car elle conçoit le savoir comme un bien dont le maître fait de l’élève le dépositaire; et dans cet acte, apparemment désintéressé, Freire découvre une intention cachée de contrôler les pensées et les actes des individus, laquelle transforme cet acte en une pratique de domination débouchant sur l’adaptation des individus au monde.

L’EP dénonce l’éducation comme étant un instrument d’oppression quand elle explique le rapport de forces dissimulé dans la relation déterminante, faite de discipline et de distance entre l’éducateur et l’éduqué, un rapport qui trouve son accomplissement dans l’attitude narrative et discursive du professeur, et dans celle réceptive et silencieuse de l’étudiant. Freire voit dans cette relation la contradiction d’êtres inachevés qui, conscients de leur caractère inachevé, luttent «pour être plus» et ne peuvent atteindre que deux résultats: la domestication ou la libération.

L’apport de l’EP en tant que contre-proposition à une éducation visant à la domestication est la conception problématisante visant à la libération de l’individu par le biais d’une nouvelle relation éducateur-éduqué. Celle-ci émane de l’idée selon laquelle ils apprennent et enseignent tous les deux par le biais du monde, lequel est une réalité ni détaillée ni fragmentaire, mais dont l’étude requiert l’identification de thèmes générateurs.

De tels thèmes partent des centres d’intérêt de celui qui apprend afin de pouvoir engendrer recherche et découverte sans éluder la complexité de la propre pratique et en mettant la science au service de cette pratique. Freire propose de découvrir ces thèmes dissimulés dans des situations limites et apporte au débat le concept «d’inédit viable» quand il explique:

«les situations limites impliquent l’existence de ceux auxquels elles servent directement ou indirectement et de ceux qu’elles nient ou entravent. Dès lors que ceux-ci ne la perçoivent plus comme une ˝ frontière entre l’être et le néant, mais comme une frontière entre l’être et l’être davantage ˝, ils deviennent de plus en plus critiques dans leur action liée à cette perception. Une perception renfermant implicitement l’inédit viable comme un objet défini vers la concrétisation duquel leur action tendra.» 9

L’EP établit un lien étroit entre la théorie et la pratique de l’étudiant, cette dernière servant de point de départ. Le savoir se construit à partir du contexte, des critères de jugement et des sentiments de ceux qui apprennent de manière participative et agréable, dans des allers et retours entre l’action et la réflexion et en utilisant comme outils les techniques participatives.

Dimension communicative

Contrairement à la narration dirigiste ou manipulatrice, la conception de l’EP en matière de communication est la discussion problématisante. Une forme de dialogue qui, selon Freire,

«naît d’une matrice critique et engendre une attitude critique. Quand les deux pôles du dialogue se rejoignent ainsi, avec amour, avec espoir, avec confiance mutuelle, ils deviennent critiques dans la recherche commune de quelque chose. C’est seulement là qu’il y a communication. Seul le dialogue est un acte de communication». 10

 

Pédagogie des opprimés explique, en les opposant, les matrices antagoniques de la théorie de l’action culturelle: l’antidialogicité et la dialogicité. La première est au service de l’oppression, et la seconde provoque la libération.

Le développement de cette théorie, qui précède l’agir communicationnel de Habermas, définit l’action antidialogique par opposition à l’action dialogique et caractérise l’action des oppresseurs par les termes suivants: conquête, division, manipulation et invasion culturelle, toutes parfaitement argumentées. La théorie de l’action dialogique est aussi développée comme alternative impossible à utiliser pour les dominateurs, mais indispensable pour ceux dont l’attitude révolutionnaire aspire à la libération.

Ses principales caractéristiques sont: les méthodes collaboratives, l’organisation, l’union et la synthèse culturelle.

Cette dimension communicative d’une conception essentiellement politique résume les intentions de Freire, quand il dit:

«Les formes d’action culturelle ont le même objectif: éclairer les opprimés sur la situation concrète dans laquelle ils se trouvent, qui les sépare des oppresseurs, que ces formes d’action soient visibles ou non. Seulement ces formes d’action qui s’opposent, d’une part aux discours verbalistes inopérants et, d’autre part, à l’activisme mécaniste, peuvent s’opposer aussi à l’action porteuse de division des élites dominantes et porter son attention sur l’unité des opprimés.» 11

Les enseignements de la pratique

L’EP s’inscrit dans la pratique avec la création et re-création que les éducateurs populaires d’Amérique latine pratiquent jour après jour dans leur lutte pour la cohérence.

Le terrain conquis par l’EP en Amérique latine est situé essentiellement en dehors des murs de l’école et dans le monde des adultes. À l’école, les expériences de pédagogie problématisante sont rares et elles sont beaucoup moins engagées au service de la libération des sujets tout au long du parcours scolaire à quelque niveau que ce soit. Il serait naïf de notre part d’espérer que les classes dominantes qui conçoivent l’école comme une institution destinée à perpétuer le système et avec lui, leur pouvoir, puissent mettre en uvre une méthodologie critique, propice à la conscientisation et révélatrice de leurs limites, au risque de creuser leur propre tombe. Pendant de nombreuses années, cette approche pédagogique s’est limitée à des processus d’éducation communautaire, à des cours de formation au leadership et à des processus d’éducation que les opprimés eux-mêmes créent sous forme d’espaces combinant l’action et la réflexion.

Nous ne pouvons pas nier la possibilité d’un triomphe des opprimés également en marge de l’EP car l’aggravation des situations limites permet la maturation de la conscience et l’action révolutionnaire, lesquelles pouvant déboucher sur la victoire révolutionnaire et la prise du pouvoir par les opprimés. Mais on ne peut pas espérer que ceux qui exercent le pouvoir détruisent automatiquement un appareil séculaire, tel que l’école et son système d’enseignement traditionnel. Une fois au pouvoir, les opprimés ont de nombreuses lacunes à combler; il leur faut impérativement généraliser l’enseignement, le mettre à la portée de tous: de l’alphabétisation à la diversification des espaces universitaires; du plus jeune âge jusqu’au troisième âge. Il leur faut aussi impérativement changer les contenus, lever le voile sur les choses cachées, dilater la pupille critique de l’élève. Mais pour réaliser tout cela, il est indispensable de soutenir le développement des forces de la pensée scientifique.

Par ailleurs, il est indispensable de démocratiser les méthodes d’enseignement, de créer des espaces de participation qui entraînent l’esprit et le comportement de l’étudiant à exercer un pouvoir, qui soit cependant affranchi de l’ombre de l’oppresseur.

Il faut garantir les conditions de vie matérielles, mais avant toute chose, il faut révolutionner les conceptions; transformer les éducateurs, car il faut savoir enseigner et savoir apprendre d’une manière différente; il faut lutter pour la cohérence pour ne pas être trahis ni par l’héritage ni par les représentations du pouvoir. Contrairement à ce qu’on a toujours fait jusqu’alors, il faut apprendre à lire le contexte avant le texte lui-même; veiller à ce que l’impatience d’obtenir des résultats ne pousse pas à transmettre les savoirs que les élèves doivent justement construire; s’efforcer en particulier de remplacer la culture dépassée consistant à expliquer et à guider par une nouvelle culture de l’écoute et du dialogue. Nous devrons cultiver la tolérance pour comprendre l’altérité, sans pour autant renoncer à la lutte pour le rêve; nous devrons apprécier l’alternative qu’elle propose sans perdre de vue que l’unité, au sens le plus large du terme, est la prémisse de notre survie comme projet social offrant une alternative au capitalisme.

Dans une interview donnée dans les années 1980, Freire explique différents phénomènes:

«Ce qui peut arriver est que Cuba fasse une révolution et que, malgré tout, l’éducation conserve des caractéristiques traditionnelles. Et cela est parfaitement compréhensible. L’exemple actuel du Nicaragua apporte aussi justement la preuve qu’il n’est pas du tout facile de recréer l’éducation.

Une révolution ne se comprend pas d’un point de vue mécaniste, mais dans une perspective historique. L’histoire ne se transforme pas dans la tête des gens, tout éclairés qu’ils soient. L’histoire se fait et se transforme de manière dialectique, contradictoire. C’est pourquoi cela demande beaucoup d’efforts de défaire «l’ancien» et de construire «le nouveau» de la révolution. Si cette relation était mécanique, au lendemain de la victoire révolutionnaire, nous aurions l’homme nouveau, la femme nouvelle et l’éducation nouvelle. Mais il n’en est pas ainsi, ce n’est pas mécanique, mais historique. Pour cette raison, cela demande des efforts.

Or, il est en même temps clair pour moi que la conservation de méthodes traditionnelles dans l’éducation, dans un contexte révolutionnaire, implique nécessairement une distance entre le rêve et la pratique. C’est pourquoi je crois que l’un des combats formidables que les révolutionnaires doivent mener au sein de la Révolution, et jamais en dehors d’elle, est la lutte pour le renouveau des méthodes et des procédés allant de pair avec le changement des contenus pédagogiques.»

À cette difficulté de faire «le nouveau» à partir de «l’ancien» s’ajoute la nécessité de le faire avec ou aux côtés de «l’ancien», car nous vivons dans un monde capitaliste, qui pratique l’exploitation, de plus en plus agressif à l’idée que son statu quo puisse être affecté, si bien que, consciemment ou non, certains oppresseurs ou opprimés adaptés s’emploient à défendre bec et ongles son paradigme éducatif et par conséquent attaquent l’alternative qu’on leur oppose.

L’EP a subi toutes sortes d’attaques, de la vision réductrice selon laquelle elle se conçoit uniquement pour l’alphabétisation ou l’éducation des adultes, au verdict surprenant qu’il s’agit d’une théorie inachevée et qu’elle manque par conséquent de rigueur théorique; il y a aussi des personnes qui, par amalgame, réduisent cette approche à la mise en œuvre de techniques participatives destinées à rendre le cours plus agréable; d’autres soutiennent que le propos de l’EP est davantage politique que pédagogique, si bien qu’elle sert les partis et non les écoles; certains théoriciens ont aussi avancé que cette conception est le fruit de l’idéalisme subjectif de son auteur si bien que ses tenants perpétuent une erreur de jeunesse, rectifiée par Freire en personne; on a aussi entendu l’argumentation ridicule selon laquelle l’EP était bonne dans les années 1960, mais est déjà passée de mode parce que nous vivons dans un monde meilleur.

Nous ne nous attarderons pas à chercher ce qui motive chacune de ces opinions, non plus que nous chercherons à les excuser en affirmant qu’elles tiennent à une méconnaissance de l’œuvre de Freire ou à la résistance naturelle de l’individu au changement; je ne prétends pas non plus convaincre les oppresseurs de la nécessité de former nos jeunes générations à la pensée critique, éthique, flexible, caractérisée par des aptitudes créatives et une approche révolutionnaire. Je ne sens qu’une seule nécessité: en appeler à la conscience du maître, qui peut faire de sa pratique éducative une force d’esprit, qui peut gagner à la cause de la révolution et de l’avenir l’espace de sa salle de cours, ou peut-être de son école, et ainsi disputer, mètre par mètre, depuis la tranchée des opprimés et avec les armes de l’éducation populaire le monde auquel nous avons droit.

À cet égard, je voudrais citer Martí:

«De nos jours, avec l’affluence massive d’hommes intelligents avides sur tous les chemins de la vie, celui qui veut vivre ne peut pas s’asseoir pour se reposer et laisser en paix ne serait-ce qu’une heure son bourdon: 12 quand le voyageur veut se lever pour reprendre sa route, le bourdon est déjà de pierre. Jamais, jamais l’univers n’a été plus grand ni plus pittoresque. Seulement, cela demande du travail de le comprendre et de se mettre à son niveau, si bien que beaucoup de personnes préfèrent en dire du mal et se répandre en plaintes. Il vaut mieux travailler; cela donne à comprendre cette merveille et participe à son achèvement.»

Je suppose qu’il avait dû entrevoir ce printemps démocratique que nous vivons de nos jours sur notre continent, cette progression des opprimés vers le pouvoir, cette nécessité urgente de nous préparer et d’entreprendre le voyage au nom de nos rêves et de nos désirs.

Des défis qui se transforment en des engagements

La pensée critique contemporaine pose que nous, les professeurs, sommes des travailleurs culturels et comme tels nous pouvons faire partie du grand appareil soit en tant que simples rouages soit en tant qu’intellectuels transformateurs. Choisir la première option conduit au désenchantement et à la monotonie; choisir la seconde option permet d’obtenir la reconnaissance professionnelle et humaine de notre activité.

Il s’ensuit que le fil d’Ariane dans cette problématique indique que c’est aux éducateurs qu’il incombe de commencer à se transformer dans le processus même dans lequel ils éduquent, avec pour seule boussole la nécessité de lutter pour la cohérence éthique entre la vie et le rêve.

Un espace d’apprentissage excellent pourrait être de partager l’effort de formation au leadership dans les projets ou mouvements sociaux qui se font jour dans nos pays à l’heure actuelle, à la lumière de l’aube latino-américaine, et dans le cadre desquels la nécessité de mettre en commun des connaissances et des engagements peut constituer une excellente école pour les éducateurs populaires. Le tout sans perdre de vue que «l’éducation n’est pas le levier de la transformation sociale, mais que sans elle la transformation sociale n’a pas lieu.» 13

Chez la grande majorité des maîtres du primaire et des professeurs des autres cycles d’enseignement, la vision erronée selon laquelle l’EP est la chasse gardée de l’éducation des adultes a affaibli l’envie de la découvrir et de mettre en pratique ses résultats. Il est nécessaire de conquérir chaque mètre de l’espace scolaire, pour enseigner, en prise sur la pratique et dans l’optique des pauvres de la terre, aussi à nos enfants et adolescents qu’il s’agit de semer pour l’avenir.

Nous devons faire pression pour que la formation des enseignants et le 3 e cycle des cursus universitaires en pédagogie accordent une place plus importante à l’étude de la pédagogie critique, laquelle consiste à dévoiler l’inédit viable, à l’examen de la situation éducative de nos peuples, autrement dit de la situation praticable qui n’a pas encore été perçue.

Parallèlement, nous devons combler une lacune: enrichir la théorie. Selon notre maître Carlos Núñez, «l’éducateur doit être en permanence un créateur, un inventeur et un réinventeur de tous ces moyens et cheminements qui facilitent toujours plus la problématisation de l’objet devant être découvert et, partant, appréhendé par les apprenants»; à partir de cette recréation, il est indispensable d’augmenter significativement la réalisation de processus de systématisation qui nous permettent de mieux socialiser nos apprentissages.

Parallèlement à l’enrichissement de la théorie, les efforts de réflexion des éducateurs populaires doivent porter sur la réfutation des idées qui dénigrent l’éducation populaire. Il ne faut éluder aucun affrontement, gardant à l’esprit cette formule de Martí dans Nuestra América: «C’est par la pensée qu’on nous livre la grande guerre, remportons-la par la pensée.»

De nombreuses manières, nous pouvons faire nôtres ces engagements: chaque peuple sait que faire et nous avons confiance dans sa sagesse. Mais le maître de l’Amérique latine, Paulo Freire, nous lance un défi auquel on ne peut pas renoncer, à savoir:

«C’est en vivant – peu importent les faux pas et les incohérences, l’important étant d’être disposé à les surmonter – que je contribue à créer l’école joyeuse, à forger l’école heureuse, l’école qui est aventure, qui avance, qui n’a pas peur du risque et qui pour cette raison même se refuse à l’immobilisme, l’école au sein de laquelle on réfléchit, dans laquelle on agit, dans laquelle on crée, dans laquelle on parle, dans laquelle on aime, l’école, vous le devinez, qui dit «oui» à la vie avec passion. Et non pas l’école qui lasse et qui me lasse.»

Bibliographie

CEPES. (2002) Tendencias Pedagógicas en la realidad educativa actual. La Havane.Université de la Havane.
Freire, P. (1998) Cartas a quien pretende enseñar. México. Siglo XXI.
Freire, P. (1970) Pedagogía del Oprimido. México. Siglo XXI.
Kaplún, M (1985) El Comunicador Popular. Quito. CIESPAL.
Martí, J. (1961) Ideario Pedagógico. La Havane. Imprenta Nacional.
Núñez Hurtado, C. (2002) Retos de la renovación educativa. Conferencia. México.
Rodríguez Alarcón, JG. (2008) Tendencias pedagógicas. Conferencias.
Torres, RM. Entrevista con Paulo Freire. La Havane, APC.

http://www.monografías.com/trabajos10/.htm
http://www.monografias.com/trabajos6/tenpe/tenpe.shtml
http://www.bvs.sld.cu/revistas/est/vol42_1_05/est09105.htm, Maria Elena Acosta http://www.scribd.com/doc/3934603/Citas-de-Paolo-Freire

Notes

1 «La pédagogie est une science et un art. En tant que science, elle est l’application des lois de la nature que sont l’entendement ou la raison de l’individu; autrement dit, c’est l’étude de l’ordre dans lequel il convient de communiquer les connaissances, sur le fondement des lois de la raison. En tant qu’art, la pédagogie recouvre un ensemble de moyens et méthodes utilisés par les éducateurs pour transmettre les savoirs. Cette approche pédagogique tenant de la gymnastique est ce qu’on appelle éduquer.» http://monografias.com/ trabajos10/

2 «Je n’ai jamais affirmé, ni dans mon travail ni dans mes études théoriques les plus récentes, que j’étais un constructiviste. Cependant, il m’est impossible d’étudier le constructivisme sans m’y retrouver, impossible parce que j’ai personnellement fait et dit des choses qui ont constitué les fondements du constructivisme il y a 30 ans. Je suis ainsi une sorte de précurseur du constructivisme, aux côtés de Piaget et de toute la clique.» «Emilia Ferreiro va plus loin que moi précisément dans la compréhension plus scientifique de l’acquisition du langage, question que je pose dans mes premiers travaux. Cependant, Emilia n’a rien à m’envier dans la perspective politico-idéologique de l’éducation» http://www.scribd.com/doc/3934603/Citas-de-Paolo-Freire

3 Ses représentants sont le Suisse Jean Piaget (1896 –1980) et l’Américain Jerome Bruner (1915 1990). Elle introduit l’épistémologie génétique, crée un modèle de développement intellectuel de l’enfant, conçoit le savoir comme une construction réalisée par l’individu en dialoguant avec son environnement en fonction des structures opératoires préétablies de sa pensée.

4 Selon le constructivisme social, le climat d’apprentissage idéal est celui dans lequel il existe une interaction dynamique entre les instructeurs, les élèves et les activités qui offrent à ces derniers des opportunités de créer leur propre vérité, grâce à l’interaction avec les autres. Le savoir ne se reçoit pas, mais se construit activement. Cette approche, dont le précurseur est Vigotsky, a pour représentants Piaget, Ausubel et Chomsky.

5 Approche proposée par le New-Yorkais David Ausubel (1918–2008) et empruntant des éléments au comportementalisme et au cognotivisme. Elle suppose l’activation des connaissances déjà acquises et leur lien avec les connaissances à acquérir. Elle repose aussi sur la génération d’attentes visant à orienter et maintenir l’attention.

6 Cette approche éducative cherche à aider les apprenants à aller plus loin que la rébellion contre la domination en remettant en question les croyances et pratiques qui l’engendrent. Autrement dit, il s’agit d’une théorie et d’une pratique par lesquelles les étudiants parviennent à une conscience critique. Ses principaux représentants sont Paulo Freire, Henry Giroux et Peter McLaren. Selon McLaren, bien que n’étant présente physiquement dans aucune école, ni dans aucune faculté d’université, la pédagogie critique constitue un ensemble homogène d’idées, dont le catalyseur a été l’intérêt qu’avaient les théoriciens critiques à fortifier les faibles et à agir sur inégalités et les injustices sociales. L’un des principes fondamentaux inhérents à la pédagogie critique est la conviction que l’enseignement visant à fortifier au niveau tant personnel que social précède d’un point de vue éthique les questions épistémologiques ou la maîtrise des compétences techniques et sociales dont le marché fait des priorités.

7 Toutes les citations apparaissant dans ce paragraphe intitulé «Dimension politique» sont tirées du chapitre premier de Pédagogie de l’opprimé de Paulo Freire et sont des traductions de DVV International.

8 Attitude que peuvent adopter les opprimés, quand ils ne se rendent pas compte qu’ils abritent au fond d’eux-mêmes des oppresseurs et qu’au lieu de rechercher la libération dans et par la lutte, ils tendent eux aussi à être des oppresseurs ou des oppresseurs de second degré.

9 Citation empruntée au chapitre II de Pédagogie des opprimés, Paulo Freire (traduction de DVV International)

10 Cité par Mario Kaplún dans El Comunicador popular, p. 63 (traduction de DVV International)

11 Paulo Freire: Pédagogie des opprimés, chapitre IV, p. 227. (traduction de DVV International)

12 NdT: le bourdon (bordón, en espagnol) est le bâton des pèlerins se rendant à Saint-Jacques de Compostelle.

13 Paulo Freire, Cartas a quien pretende enseñar, p. 59 (traduction de DVV International)

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